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Lakdar était revenu. Amaigri. Pâle. Taciturne. Dans la cour de récréation, il se tenait éloigné des autres, de leurs bousculades incessantes, de leurs disputes. La main droite perpétuellement glissée dans la poche de son survêt’. Anna l’observait depuis une des fenêtres de la salle des profs, son gobelet de café à la main. L’ambiance était morose.
Octobre. Le mois du ramadan venait de commencer. Ce qui n’annonçait rien de bon. Plus de la moitié des élèves observaient scrupuleusement le jeûne, du lever au coucher du soleil. La confrérie des pédagogues savait à quoi s’en tenir : en fin de matinée, l’énervement commençait à monter, suivi d’une totale apathie jusqu’en milieu d’après-midi, avant un nouveau pic d’excitation pendant les derniers cours de la journée. Rendement zéro. Quatre semaines quasi perdues. Les années précédentes, quelques profs, dont Vidal, avaient tenté de réagir, en expliquant textes à l’appui que le Coran autorisait bien des exceptions à la règle et qu’à douze ans, voire un peu plus, les organismes juvéniles réclamaient leur ration de calories tout au long de la journée. Mais du fond de sa mosquée, l’imam Reziane, dont l’influence ne cessait de croître, avait lancé une contre-offensive et il avait bien fallu baisser les bras. Le principal Seignol se retranchait dans la forteresse de son bureau, invoquant l’absence de consignes ministérielles.
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Lakdar était donc revenu. Lui aussi respectait le jeûne. Durant les cours, il s’installait au fond de la classe. Par moments, moulu de fatigue, il ne pouvait s’empêcher de bâiller. Le reste du temps, il s’accrochait, s’efforçait de participer, de répondre aux questions, mais à l’instant fatidique, celui où il fallait écrire, il s’évadait dans ses rêves et fixait les nuages derrière les vitres constellées de traces de crachats.
Il en allait ainsi dans toutes les matières ou presque. En arts plastiques, il s’effondrait, la tête enfouie entre ses bras croisés dès le début de l’heure, et dormait. Il n’y avait que l’anglais pour le sortir de sa torpeur. Là, il donnait toute sa mesure d’élève potentiellement brillant. Le reste du temps, la routine du collège le condamnait à dériver vers la marginalité.
Révoltée par ce gâchis, Anna parvint à provoquer une réunion pédagogique – un midi en salle des profs, entre la fin de la cantine et la reprise des cours à treize heures trente. Elle espérait beaucoup de la rencontre, mais dut déchanter. La collègue d’arts plastiques était en arrêt maladie, le prof d’EPS avait déclaré forfait puisque, ipso facto, Lakdar était dispensé et donc il ne voyait pas en quoi il aurait pu être concerné, la prof de techno était en stage, le jeudi l’enseignante de musique n’était pas là, l’angliciste idem, etc., si bien qu’elle se retrouva avec Vidal, maths, et Darbois, histoire-géo, plus Mlle Dormont, SVT. Et l’infirmière, Roselyne. Soit à cinq près du distributeur de café qu’on venait de réparer et qui ne dégageait plus ses odeurs de brûlé.
– On ne peut pas en rester là avec Lakdar, il a besoin d’aide, plaida Anna.
– Du point de vue administratif, la situation est complètement bloquée, expliqua Roselyne. J’ai adressé un compte rendu au médecin scolaire – une photocopie des résultats de sa consultation à l’hôpital Trousseau. Je lui ai téléphoné, il m’a expliqué qu’il faudrait le faire passer devant une commission départementale pour le diriger vers un centre spécialisé, mais ça risque de prendre du temps. La prochaine session de la commission aura lieu vers février, à peu près. Peut-être même que pour lui ce sera Pâques, le temps de l’inscrire, tu vois le cirque, ils ont déjà plein de dossiers en attente.
– Un centre spécialisé ?
– Ben oui, pour handicapés… il est handicapé, Lakdar, non ?
– Pas vraiment, enfin… bon, d’accord, peut-être, admit Anna, mais on est en octobre. Alors en attendant février ou la saint-glinglin, qu’est-ce qu’on fait ? On va pas le laisser moisir au fond de la classe ?
– C’est dingue, cette incapacité de l’institution à faire face à la détresse, ricana Darbois. C’est super simple pourtant, vous voyez pas ? C’est juste une question de moyens, de crédits… Si on se démerdait bien, on pourrait faire monter la mayonnaise autour du cas Abdane, dénoncer tout le fonctionnement du système à partir d’un petit exemple bien concret, et foutre un bon bordel !
– Le « cas Abdane » ? l’interrompit sèchement Anna. Il s’appelle Lakdar, je te rappelle !
Darbois s’empourpra.
– C’est une question cruciale, mine de rien, s’entêta-t-il. On est bien conditionnés, tous autant qu’on est, à perdre de vue les enjeux les plus politiques de tous les problèmes quotidiens…
– Allez, allez, ça va, ça va, Darbois. Tu vas pas nous la jouer Potemkine, hein ? ! trancha Vidal. Le système, il a bon dos, mais là, on a tous notre part de responsabilité, Anna a raison.
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Dans l’après-midi qui suivit, Anna et Vidal se retrouvèrent face au principal Seignol, qui bougonna. L’exposé de la situation le laissa perplexe. Vidal avait usé de toute son influence de vétéran à Pierre-de-Ronsard pour obtenir une entrevue à l’arraché. Ce qui n’était pas une mince performance.
– Bon, bon, alors Abdane, on résume, toussota Seignol, au fait, au fait ! Qu’est-ce que vous proposez, parce que moi… je suis débordé ! D’un point de vue légal, il est soumis à l’obligation scolaire puisqu’il n’a pas encore seize ans. Donc, je suis tenu de l’admettre dans l’établissement, vous me suivez, mademoiselle Doblinsky ? La commission départementale pour les éclopés, je les connais, ceux-là. Jamais pressés et, en attendant, c’est sur moi que ça retombe ! Ah ça, c’est facile ! Pour dénicher le lampiste, ils sont forts, très très forts ! L’an dernier, on a eu un cas au LEP, en section menuiserie, un accident avec une scie sauteuse, une horreur, hein, vous vous souvenez, Vidal ? Bref, je vous épargne les détails… Alors, mademoiselle Doblinsky ? Abdane Lakdar ! Troisième B, si je ne m’abuse ? Où en êtes-vous avec lui ? Pas de problème de discipline, au moins ?
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– Bon, t’as pigé, maintenant ? lui demanda gentiment Vidal dès qu’ils eurent quitté le bureau de Seignol.
– Je crains que oui, avoua Anna. Merci de la leçon !
Une nuée de gamins se ruèrent hors du bâtiment F en se battant à coups de cartables et disparurent dans les secondes qui suivirent, comme un vol d’étourneaux.
– Allez, je récupère mes affaires et je te raccompagne chez toi, proposa Vidal.
Il s’éclipsa, laissant Anna seule au milieu de l’étendue déserte. La nuit commençait à tomber et une pluie fine, poisseuse, inondait le bitume. Soudain, tel un ludion qui se serait échappé de sa fiole, Seignol traversa la cour au pas de charge, suivi de son adjoint Ravenel et du CPE Lambert. Bravant l’intempérie, ils trottinaient vers une destination incertaine, d’épais dossiers sous les bras. Le concierge Bouchereau les pistait à la trace, furetant dans leur sillage, avec sa grosse moustache de chien ratier, sa blouse hors d’âge, son volumineux trousseau de clés à la main.
Les quatre cavaliers de l’Apocalypse, version Tex Avery.
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Le bon sens l’emporta. Puisque Lakdar devait fatalement réapprendre à écrire de la main gauche, mieux valait lui aménager un emploi du temps ad hoc. À tout prendre, il était préférable qu’il manque quelques semaines de cours pour acquérir cette nouvelle compétence, dont il aurait besoin tout au long de sa vie. L’obligation scolaire lui imposait d’être présent au collège, mais pas forcément en cours. Seignol avait consenti à fermer les yeux sur cette petite entorse au règlement. Lakdar accepta de s’installer au CDI pour remplir des pages et des pages de copies d’un tracé plus que maladroit. De toute façon, il n’avait pas le choix. Vidal et Anna lui préparèrent quelques exercices afin qu’il ne perde pas tout à fait pied dans les matières principales. Il ne restait plus qu’à attendre l’avis de la fameuse commission départementale en espérant que, d’ici là, il aurait réussi à devenir gaucher et à échapper à une orientation qui ne prendrait pas en compte ses capacités…
Il passait donc le plus clair de ses journées sous la surveillance affectueuse de la documentaliste, Mlle Sanchez, qui lui proposait des brownies qu’elle confectionnait elle-même et qu’il refusait pour cause de ramadan. Des heures durant, il noircissait ses pages avec abnégation. L’exercice était épuisant. Il ne cessait d’accumuler ratures et pâtés, gémissait de rage, déchirait ses feuilles avant de se remettre vaillamment à l’ouvrage. Quand vraiment il n’en pouvait plus, Mlle Sanchez le laissait s’installer devant un des ordinateurs et surfer sur Internet.
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L’absence de Lakdar eut des répercussions prévisibles sur la classe de troisième B. Depuis le « débat » catastrophique à propos du cyclone Katrina, Moussa s’était senti pousser des ailes et jouait de nouveau au caïd. Mais, au lieu de diriger son agressivité envers Anna, il tourmentait le pauvre Djamel, qui n’était pas de taille à lui résister. Il lui faisait payer cher ses élucubrations selon lesquelles Allah le Tout-Puissant, le Miséricordieux, avait noyé la Louisiane sous le déluge afin de punir l’Amérique de son agression contre l’Irak, entraînant ainsi la mort de milliers de ses frères blacks, dont il avait vu les cadavres flotter ventre en l’air dans les eaux putrides du Mississippi, sur TF1. Qui l’eût cru ? À sa façon, le rustique Moussa accédait à un embryon de conscience politique…
Djamel s’asseyait dans un recoin de la classe, inaccessible à son tortionnaire, ce qui ne l’empêchait pas d’encaisser une baffe par-ci par-là lors des déplacements intempestifs de Moussa à travers la salle, sous le moindre prétexte. Tantôt il s’agissait d’aller chercher une gomme, la sienne étant « tombée en panne » (sic), tantôt il s’empressait d’aider Anna à distribuer des photocopies et au passage sa main voltigeait. Djamel courbait la tête, soumis. Les autres élèves se montraient apparemment indifférents à ce petit jeu. Toutefois, quand Anna laissait traîner une oreille indiscrète dans les couloirs pour saisir quelques bribes de leurs conversations, elle les entendait évoquer le conflit avec passion. La confusion la plus totale régnait dans les esprits. Moussa s’acharnait contre un musulman, ça, c’était pas bien, mais d’un autre côté, Djamel, il avait pas le droit d’insulter les blacks, et justement, dans la classe, il y en avait, des blacks musulmans, même si lui, Moussa, il l’était pas, musulman, alors c’était vraiment compliqué de s’y retrouver… Le tout entrecoupé de commentaires sur la dernière émission de la Star Ac’, les secrets de beauté de Gwyneth Paltrow ou la joie de Britney Spears, si fière d’être une jeune maman avec son petit Sean Preston. Sans oublier Joey Starr, le gangsta guy, lui aussi récent papa d’un petit Mathis ! « Papa fashion habillera très certainement son fiston en Com8, la marque de fringues, à la fois streetwear et classe, créée par Joey », affirmait le reporter de Public, visiblement bien informé.
Un matin, Djamel arriva en classe groggy et passa le plus clair de son temps à somnoler. Moussa savourait son triomphe. À la fin de l’heure, Anna proposa à Djamel de l’accompagner jusqu’à l’infirmerie, mais il refusa, prétextant un simple mal de tête. Pendant la récréation, elle observa la cour depuis son poste de vigie en salle des profs. Lakdar et Djamel s’étaient isolés au fond de la cour, assis sur les marches qui menaient au gymnase. À quelques mètres de là, Moussa se dandinait sur un air de rap, entouré du cercle habituel de ses petites groupies surexcitées.
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Djamel n’en pouvait plus. Chez lui, au Moulin, il s’était fait tabasser par les salafs Samir, Rostam et Aziz, la brigade de la Vertu, à cause de l’affaire des DVD pornos. Depuis, il était devenu un bon musulman et voilà que maintenant c’était Moussa qui le guettait tous les matins sur le chemin du collège pour lui péter la gueule ? Et tout ça parce que pendant un cours il avait évoqué la vengeance d’Allah le Clément, le Miséricordieux, justement contre les ennemis des musulmans ? Il avait cru bien faire et total, il s’était encore planté. Lakdar le rassura du mieux qu’il put.
La sonnerie de la fin de récré ne tarda pas à retentir. Djamel regagna les rangs et Lakdar se dirigea vers le CDI. Tout occupé à son petit numéro de frime, Moussa avait pourtant bien remarqué que son souffre-douleur était allé chercher un peu de réconfort auprès de son vieil ennemi Lakdar.
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Lakdar… Ils se connaissaient depuis la sixième et avaient appris à grandir ensemble. En dépit d’intenses efforts de réflexion, Moussa n’avait jamais au juste compris pourquoi il le redoutait tant. Ils n’étaient pas opposés l’un à l’autre dans une rivalité de mâles, Moussa étant d’avance certain de son succès auprès du petit cheptel des copines de classe qui se pâmaient à chacune de ses exhibitions. Et d’ailleurs, certaines avaient déjà pu vérifier que de ce point de vue il assurait un max. Si quelqu’un en doutait, il avait qu’à demander à Diorobo, une grande de la seconde D, au LEP, la vérité ! Elle avait bien dégusté, la salope, le soir où il l’avait coincée dans le terrain vague où on allait construire la tour des bureaux, du côté de la cité de la Brèche-aux-Loups. Lakdar en était encore à mater les DVD pornos de ce bouffon de Djamel, alors que Moussa, lui, il était déjà passé à l’action, et plus d’une fois.
Non, il y avait autre chose… une dimension plus sournoise que la force physique, que l’assurance sexuelle, avec ce qu’elle permettait de frime et autorisait d’arrogance. La parole ? Le langage. Oui, c’était peut-être ça. Tant que Moussa se contentait de psalmodier les textes anémiques de ses hits de rap, pas de problème. Mais dès qu’il s’agissait d’exprimer un sentiment un tant soit peu subtil, une idée qui nécessitait un minimum d’abstraction, c’était la débâcle. Les mots lui manquaient. Ils ne se présentaient jamais au rendez-vous, alors que dans la bouche de Lakdar tout semblait venir avec le plus grand naturel. En définitive, si Lakdar impressionnait tant Moussa, c’était parce que d’une certaine façon, confusément, il appartenait au camp ennemi, celui des beaux parleurs. Comme ce gros porc de Seignol, qui l’avait déjà inscrit en orientation chaudronnerie pour l’année de seconde. Chaudronnerie, c’était nul de chez nul, la poubelle du LEP.
L’exemple de Lakdar lui renvoyait comme en miroir l’image de son incapacité à nouer des relations sociales autres que celles basées sur l’exercice de la force. La preuve, il était parvenu à établir une complicité immédiate avec Mlle Doblinsky, dès les premières minutes de cours. Un simple échange de regards, un sourire partagé, il n’en fallait pas plus. Moussa ne l’avait pas oublié. La prof, c’était vrai, elle était super bonne, et Moussa se la serait bien faite. Il lui aurait bien astiqué la teuche pareil que la salope Diorobo, mais il aurait surtout bien voulu que Mlle Doblinsky le regarde comme elle avait regardé Lakdar. Rien qu’une fois. Avec bienveillance et tendresse. Tout ce dont il avait toujours été privé. Pas la peine de rêver, ça arriverait jamais. Moussa, il était tout juste bon à faire le guignol, ou à semer la terreur. Au choix. Rien d’autre. C’était ça, la différence entre lui et Lakdar. Quelque chose de profondément injuste et qui lui collait à la peau comme un sortilège, un envoûtement, un de ces tours de vice à la con des marabouts que lui racontait son père, et il y croyait dur comme fer, le daron. Sauf qu’on n’était pas dans la forêt équatoriale au Bénin, mais à Certigny, dans le 9-3.
Quoi qu’il en soit, Moussa craignait Lakdar autant qu’il le détestait. Et il avait trouvé un bon moyen de le défier en s’en prenant à Djamel.